Les larmes
Texte du Pr David Le Breton



Un homme ou une femme est convoqué par un photographe pour une séance de portraits d’un genre particulier. Ils se mettent en condition affective pour pleurer, non de joie, mais de douleur. Telle est l’origine des photographies bouleversantes et belles de Jacques Camborde. Une telle démarche puise dans un fonds anthropologique.
L’usage social des larmes connait maintes destinations et illustre bien le caractère conventionnel des mimiques ou des manifestations corporelles. Celles-ci sont les éléments d’un langage. Dans notre ouvrage
Les passions ordinaires. Une anthropologie des émotions, je me suis attaché à une balade anthropologique à travers cette diversité humaine. Leur aisance à être versées dans certaines situations participe de la facilité avec laquelle on s’en détache une fois la cérémonie achevée. Klineberg cite les Indiens Huicholes du Mexique qui pleurent à volonté à différents moments du rituel funéraire, mais retrouvent ensuite leur entrain coutumier. W. La Barre décrit une Indienne Kiowa lors des funérailles de son frère qu’elle n’a pas vu depuis des années. Elle émet des cris désespérés, s’arrache les cheveux, s’écorche les joues, et tente même de sauter dans la tombe, opportunément retenue par ses proches. Elle vit les émotions requises par les circonstances. Plus tard, éloignée du cimetière, elle retrouve sa vivacité habituelle. Dans certains contextes sociaux les larmes sont émises à volonté, notamment lors de rites de salutations. Man rapporte ainsi une observation faites dans les iles Adaman : « Des parents, après une absence de quelques semaines ou de quelques mois, témoignent leur joie de se retrouver en s’asseyant les bras autour du cou l’un de l’autre, pleurant et hurlant de telle sorte d’un étranger pourrait croire qu’il leur est arrivé quelque grand malheur ; et, en fait, on ne peut déceler aucune différence entre leurs démonstrations de joie dans ces occasions et celles de leur douleur à la mort d’un des leurs ». Les larmes ne sont pas l’indice d’une souffrance, mais elles sont associées de manières obligatoires à un rite de bienvenue pour saluer l’arrivée d’un étranger ou le retour d’un membre de la communauté. Clastres décrit chez les Indiens Guayaki les salutations larmoyantes qui accompagnent les retrouvailles avec un chasseur. Deux femmes, l’une âgée, l’autre plus jeune, entourent le nouveau venu Ces manifestations témoignent d’une affectivité collective, elles marquent la solidarité du groupe, l’émotion devant un retour ou une visite qui ajoute au lien social. Insérées au sein d’une procédure rituelle de salutation, les larmes ne relèvent en aucun cas d’une signification univoque, seules les circonstances où elles apparaissent en donnent la signification. Radcliffe-Brown ayant observé à plusieurs reprises ces sortes de salutation demanda à des indigènes de les reproduire « à froid », et aussitôt « deux ou trois d’entre eux s’assirent et pleurèrent immédiatement de vraies larmes à sa demande ». Klineberg cite un Maori de sa connaissance capable de pleurer à volonté. Le même homme regrettait l’éducation occidentale reçue désormais par les jeunes Maoris en Nouvelle-Zélande leur faisait perdre cette faculté qu’ils retrouvaient difficilement lors des cérémonies traditionnelles. Les larmes sont tributaires du symbolisme d’une société.
Dans le domaine religieux les larmes accompagnent l’ascèse du moine en marche vers l’
hêsychia (le repos). Chez les Pères du désert l’abondance des larmes relève de l’ascèse. La désolation sur l’étendue des péchés commis de son vivant est un devoir. « On racontait de l’Abba Arsène « que toute sa vie durant, il mit un linge sur sa poitrine à cause des larmes qui coulaient sans cesse de ses yeux ». Isaac le Syrien loue le don des larmes : « Tant que tu as des doigts, signe-toi dans la prière, avant la venue de la mort. Tant que tu as des yeux, emplis-les de larmes, jusqu’au moment où la cendre les recouvrira ». La passion des larmes amène Jean le Solitaire à une subtile distinction entre différentes variétés de larmes : celles du physique, celles du psychique et celles du spirituel. Les pleurs nés du corps viennent des pensées tournées vers la pauvreté, les souffrances passées, les soucis journaliers. Ceux du psychique se nourrissent de la crainte du Jugement, de la conscience des péchés, de la bonté de Dieu, de la mort et de l’au-delà qui s’annonce. Quant aux pleurs du spirituel ils viennent du sentiment de la majesté de Dieu, de la stupeur devant l’étendue de sa sagesse, de l’admiration devant la gloire du monde futur, etc. Ce sont plutôt des larmes de joie. Mais d’autres pleurs spirituels coulent aussi à la pensée de l’ingratitude des hommes, de leur oubli de Dieu.
Ce goût des larmes se rencontre lors de l’antiquité chrétienne, comme dans des formes plus tardives à partir du XIe siècle, jusqu’au courant du XIXe siècle. L’abondance de larmes traduit alors le repentir de l’homme de foi à la recherche du salut, son sentiment aigu de l’imperfection de sa condition terrestre, elle ajoute à la ferveur de sa prière. Au XVIIIe siècle, de manière plus profane, les larmes participent d’un pathétique de la vie mondaine, elles sont parfois voluptueuses et recherchées. En 1728, par exemple, Prévost écrit : « Si les pleurs et les soupirs ne peuvent porter le nom de plaisirs, il est vrai néanmoins qu’ils ont une douceur infinie pour une personne mortellement affligée. Tous les moments que je donnais à ma douleur m’étaient si chers que pour les prolonger, je ne prenais aucun sommeil ». On goûte alors la douce mélancolie des larmes, il n’y a aucune honte à les verser.
Même dans une situation psychologique associée à la peine, les pleurs peuvent traduire une détresse personnelle ou un simple désagrément chez quelqu’un qui a « les pleurs faciles », une manière de susciter la pitié ou d’exercer une pression afin de désamorcer la colère d’un partenaire, de montrer sa sincérité, de séduire en affichant une fragilité, un appel à être consolé. La nature des larmes est également multiple, on peut verser une larme ou pleurer à chaudes larmes, etc. On peut aussi pleurer de joie ou de soulagement. Et, bien entendu, les larmes ne sont pas dissociées d’une attitude corporelle, de mimiques spécifiques, d’un jeu de regard, etc. Elles ne sont que les signes inscrits dans une symbolique corporelle, et non une nature irréductible.
Dans l’histoire de la photographie, les visages en larmes des modèles viennent d’abord de scènes douloureuses saisies dans un contexte de guerre, de séismes, de deuils. Les clichés saisissent le vif de l’événement en pleine douleur, quand les individus relâchent les contraintes quotidiennes de la présentation de soi qui impliquent en principe de ne pas embarrasser les autres, sauf s’ils sont très proches. Si la joie se partage, comme le rire ou le sourire, le chagrin est intime. Un effacement des émotions pénibles régit le lien social. Les larmes d'aujourd’hui sont essentiellement le privilège de l’enfance, on ne voit guère d’adultes pleurer et s’ils ne peuvent se retenir, on ne les tolère qu’un moment. La convention du sourire lors des séances de photographies amicales ou familiales tient dans la célébration affichée du quotidien et du lien avec les autres.
D’où l’insolite de la démarche de Jacques Camborde. Prendre le vif du visage meurtri d’hommes ou de femmes qui ne sont pas en souffrance et dont il requiert la posture des larmes. A froid, dans une situation indifférente, sous le regard de l’artiste qui attend leur bonne volonté, ils expriment les mimiques du chagrin et pleurent. Ils se mettent en condition, quasiment sous le modèle de Stanislavski ou Lee Strasberg à l’Actors Studio : susciter en soi une émotion fabriquée de toute pièce en mobilisant des souvenirs douloureux afin que les larmes coulent. Jacques Camborde demande à ses modèles une présentation théâtrale dont le résultat est bouleversant. Le visage est sans doute une anamorphose de l'individu. Mais il n'existe aucune position idéale pour en redresser la forme et établir en une figure simple et cohérente la cartographie d'une histoire ou d'un avenir attendu, ni davantage le relevé sans équivoque d'un caractère. Le visage s’abime dans le rire ou les larmes, c’est-à-dire dans les excès ; simultanément ils en donnent une version inédite et révélatrice. Il se tord, se défait, se défigure. Il cesse d’être visage. Si le rire annule le personnage social que chacun s’évertue à être, démoli la face qu’il est toujours nécessaire de tenir lors des interactions sociales ; les pleurs en révèlent la nudité, la fragilité. L’homme ou la femme qui pleure se dépouille de ses défenses sociales ; il/elle retrouve le visage éperdu de l’enfance blessée.
D’où le vertige qui se dégage de ces portraits qui nous touchent au cœur car ils dévoilent des hommes et des femmes démunis, mis à nu, avec le sentiment que flotte sur les visages quelque chose d’une âme meurtrie.

David Le Breton

David le Breton est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. Auteur, entre autres, d'ouvrages sur les émotions : Des visages. Essai d’anthropologie (Métailié), et Les passions ordinaires : Anthropologie des émotions (Payot). Également auteur de Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur (Métailié) et de deux ouvrages avec Bernard Plossu : Des millions d’années… (Réserve Géologique de Haute Provence, 2010) et De Buffalo Bill à Automo Bill (Médiapopéditions).


The Tears
Pr David Le Breton’s text



A man or a woman is convened by a photographer for a meeting of portraits of a particular kind. They are put in emotional condition to cry, not of joy, but of pain. Such is the origin of the upsetting and beautiful photographs of Jacques Camborde. Such a approach draws from anthropological funds.
The social use of the tears knows many destinations and illustrates well the conventional character of mimicry or the body demonstrations. Those are the elements of a language. In our work ordinary passions. An anthropology of the emotions, I stuck to an anthropological ballade through this human diversity. Their ease with being versed in certain situations takes part of the facility with which one is once detached the completed ceremony from it. Klineberg quotes the Huicholes Indians of Mexico who cry at will at various times of the funeral ritual, but find then their usual spirit. W. La Barre describes a Kiowa Indian at the time of the funeral of his/her brother whom she did not see since of the years. It emits despaired cries, tears off the hair, skins the cheeks, and even tries to jump in the tomb, opportunely retained by its close relations. She saw the emotions required by the circumstances. Later, far away from the cemetery, it finds its usual promptness. In certain social contexts the tears are emitted at will, in particular at the time of rites of greetings. Man brings back an observation thus made in the Adaman islands: “Parents, after an absence of a few weeks or a few months, testify their joy of finding themselves by sitting down the arms around the neck one of the other, crying and howling of such kind from abroad could believe that it arrived to them some great misfortune; and, in fact, one can detect no difference between their demonstrations of joy in these occasions and those of their pain to death of one as of theirs”. The tears are not an indication of suffering, but they are associated obligatory manners with a rite of welcome to greet the arrival from abroad or the return of a member of the community. Clastres describes at the Guayaki Indians the watery greetings which accompany the meeting again with a hunter. Two women, one old, the other young person, surround the newcomer. These demonstrations testify to a collective affectivity, they mark the solidarity of the group, the emotion in front of a return or a visit which add to the social link. Inserted within a ritual procedure of greeting, the tears do not raise in no case of a univocal significance, only the circumstances where they appear give the significance. Radcliffe-Brown having observed on several occasions these kinds of greeting asked natives to reproduce them “cold”, and at once “two or three of them sat down and cried immediately of truths tears to its request”. Klineberg quotes Maori of its knowledge able to cry at will. The same man regretted the Western education received from now on by the Maoris young people in New Zealand made them lose this faculty that they found with difficulty at the time of the traditional ceremonies. The tears are dependant on the symbolism of a society.
In the religious field the tears accompany the asceticism by the monk moving towards
the hêsychia (rest). In the Fathers of the Desert, the abundance of the tears concerns the asceticism. Desolation on the extent of the made sins of alive is a duty. “One told of Abba Arsène “that all its life during, put a linen on its chest because of tears which drop its eyes unceasingly”. Isaac the Syrian rents the gift of the tears: “As long as you have fingers, you in the prayer signs, before the arrival of death. As long as you have eyes, filled up of tears, until the moment when ash will cover them”. The passion of the tears brings Jean the Recluse to a subtle distinction between various varieties of tears: those of the physique, those of psychic and those of the spiritual one. The tears born of the body come from the thoughts turned towards poverty, the sufferings passed, the daily concern. Those of psychic nourish fear of the Judgment, conscience of the sins, kindness of God, death and beyond which is announced. As for the tears of spiritual they come from the feeling of the majesty of God, stupor in front of the extent of its wisdom, of admiration in front of the glory of the future world, etc. They are rather tears of joy. But of other spiritual tears also run with the thought of the ingratitude of the men, of their lapse of memory of God.
This taste of the tears meets at the time of Christian antiquity, as in later forms as from the 11th century, to the current of the 19th century. The abundance of tears then translates the repentance of the man of faith in search of hello, its acute feeling of the imperfection of its terrestrial condition, it adds to the enthusiasm of its prayer. At the 18th century, in a more profane way, the tears take part of pathetic of the fashionable life, they are sometimes voluptuous and required. In 1728, for example, written Prévost: “If the tears and the sighs cannot be called after pleasures, it is true nevertheless that they have a softness infinite for a mortally afflicted person. Every moment that I gave to my pain was so expensive that to prolong them, I took any sleep”. One then tastes the soft melancholy of the tears, it does not have no shame there to pour them.
Even in a psychological situation associated with the sorrow, the tears can translate a personal distress or a simple nuisance in somebody who has “the easy tears”, a manner of causing pity or of putting pressure in order to defuse the anger of a partner, to show his sincerity, to allure by posting a brittleness, a call to being comforted. The nature of the tears is also multiple. One can pour a tear or to cry with hot tears, etc One can also cry of joy or relief. And, of course, the tears are not dissociated from a body attitude, specific mimicry, of a play of glance, etc. They are only the signs registered in a body symbolic system, and not an irreducible nature.
In the history of photography, the faces in tears of the models come initially from painful scenes seized in a context of war, earthquakes, and mournings. Stereotypes seize sharp event into full pain, when the individuals slacken the daily constraints of the presentation of oneself, which imply in theory not to embarrass the others, except if they are very close. If the joy is divided, like the laughter or the smile, sorrow is intimate. An obliteration of the painful emotions governs the social link. The tears of today are primarily the privilege of childhood, one hardly sees adult to cry and if they cannot be retained, one tolerates them only one moment. The convention of the smile at the meetings of friendly or family photographs holds in the posted celebration of the daily newspaper and the bond with the others.
Here the insolit of the approach of Jacques Camborde. Take the heart of the battered face of men or women who are not in suffering and he requires the posture of the tears. Cold, in an indifferent situation, under the glance of the artist who expects their good will, they express mimicry of sorrow and cry. They are put in condition, almost under the model of Stanislavski or Lee Strasberg in Actors Studio: to cause in oneself an emotion made from scratch by mobilizing painful memories so that the tears run. Jacques Camborde requests from his models a theatrical presentation whose result is upsetting. The face is undoubtedly an anamorphosis of the individual. But there does not exist any position ideal to rectify the form and to establish of it in a figure the simple and coherent cartography of a history or an expected future, nor more the unambiguous statement of a character. The face is damaged in the laughter or the tears, i.e. in excesses; at the same time they give a new and revealing version of it. It twists, is demolished, disfigured. It ceases being face. If the laughter cancels the social character that each one strives to be demolished face which it is always necessary to hold at the time of the social interactions; the tears reveal nudity, fragility. The man or the woman who cries strips his social defenses; he/she find the wild face of wounded childhood.
From where the giddiness which emerges from these portraits which touch us in the middle because they reveal men and women stripped, exposed, with the feeling which fleet on the faces something of a ravaged heart.

David Le Breton

David Le Breton is professor of sociology at the university of Strasbourg (France). Author in particular of two works with Bernard Plossu: Des millions d'années… (Geological Reserve of High Provence, 2010) and De Buffalo Bill à Automo Bill (Médiapopéditions). Author also Marcher. Eloge des chemins et de la lenteur (Métailié) and Des Visages. Essai d'anthropologie (Métailié).